PERFORMISSIMA
Festival International des Arts Vivants
Centre Wallonie-Bruxelles/Paris
Le 24 octobre 2025 - 12h00 > 00h00
LE MANIFESTE
Lorsqu’en 1957 l’artiste américain Allan Kaprow crée le terme happening, il opère un tournant radical dans l’histoire de l’art Occidental. Pour la première fois, la prééminence est donnée non plus à l’œuvre mais à l’acte de création même. Et le terme happening, ainsi que son jumeau, performance, furent dès lors employés pour désigner des manifestations impliquant, en temps réel, des actions dans des espaces investis et dans lesquels le public devient une partie intégrante de l’œuvre. « Ce que nous avons alors, déclare Kaprow, est un art qui tend à se perdre hors de ses limites[1]. » Plus de cases ni d’étiquettes, le quotidien et le corps deviennent le matériau même pour ces artistes qui questionnent la place de l’art et de l’être humain dans la société.
En les repoussant, la performance questionne les limites de l’art et nous pousse à aller au-delà des bornes rassurantes et capitonnées de la critique. Elle nous invite à remettre en cause ce que nous voyons dans un monde saturé, un monde « qui glisse, qui se suicide sans s’en apercevoir », comme l’annonçait prophétiquement Antonin Artaud en 1938[2]. En désintégrant les cloisons, la performance ouvre un espace vierge où tout est possible. C’est d’un reboot[3] artistique qu’il s’agit, d’un condensé créatif cru et incandescent activé pour exprimer toutes les émotions enfouies, voire refoulées, de l’humanité. Qualifiée « d’insurrection » par Jean-Jacques Lebel[4], la performance fonctionne ainsi comme un défibrillateur en redonnant un souffle à la part instinctive et débridée en nous. Ce faisant, elle ne nous pousse pas à nous évader de la vie, elle nous pousse, au contraire, à la rencontrer.
Seulement, le temps fait son travail. Et ce qui jadis était sulfureux et redéfinissait les frontières est aujourd’hui présenté dans les plus grandes institutions, a bénéficié des plus prestigieuses rétrospectives ou de textes de médiation venant entraver la liberté même d’interprétation et d’immédiateté qui a été le terreau de la pratique. Soixante-dix ans de digestion ont rendu la performance acceptable comme un opéra en trois actes avec fauteuils, entractes et champagne. Or, la performance ne peut, au fond, être domptée. Voilà pourquoi il faut la raviver, sans cesse. Cycliquement, nous avons besoin de réanimer le « réanimateur », de ramener le défibrillateur artistique pour une gifle intégrale de la pratique et de nous-même. « Au point d’usure où notre sensibilité est parvenue, déclarait encore Artaud, il est certain que nous avons besoin avant tout d’un théâtre qui nous réveille : nerfs et cœur[5]. »
PERFORMISSIMA réanime la performance et propose ce réveil, aujourd’hui. En ajoutant au terme le suffixe augmentatif italien, la manifestation offre un condensé de la performance et la dépouille des colifichets institutionnels qui l’asphyxient : médiation, pré mâchage, white cube, cases, heures de début et de fin, parcours. Tout cela est désintégré ; retour aux sources vives. Le temps est suspendu, le Centre Wallonie-Bruxelles ouvre l’entièreté de son espace afin que les performeurs colonisent l’environnement. La liberté la plus totale est donnée aux visiteurs qui doivent s’enfoncer dans le labyrinthe, choisir et sculpter leur propre exploration sans préétabli en devenant donc acteurs, eux aussi. Contamination artistique. Pas de dogme ni de protocole, pas de ticket d’entrée ou de sortie. Le champ est libre. Les visiteurs deviennent explorateurs de ce rêve éveillé, des « oneironautes[6] » se laissant porter dans un environnement partagé pour une expérience collective.
Ce texte n’a pas vocation à expliquer ce qui se passe dans le labyrinthe ; chaque expérience est unique et l’époque nous pousse à abattre les narratifs dominants, pas à les perpétrer. D’ailleurs, la forme même de ce « manifeste » prend des airs très officiels, contradictoires. Un manifeste est, traditionnellement, excluant, figé et prescripteur. Pas de ça ici. Tout le contraire, même. Le mot est vidé de son totalitarisme pour ne garder que l’action qui lui donne sa force initiale : manifeste > manifestation > manifest-action > action ! Ce texte a le pelage bien brossé pour mieux mordre après la caresse. C’est donc un leurre usant d’un langage lisse et structuré pour infuser la magie et le feu qui se cachent derrière. Magie, avez-vous lu ? En effet. La magie comme la définissait Artaud, toujours lui, en 1936 : l’auteur opposait le regard contemplatif et figé, l’image, à l’énergie active, la poussée dynamique qui anime le cœur de chaque chose, la magie. Derrière l’image, la magie[7]. C’est une anagramme : il suffit de bousculer l’ordre des lettres, de repousser les fameuses limites et de recomposer pour que la réalité fade et immobile qui nous endort dise tous ses pouvoirs cachés. La performance est le pont entre les images et cette magie ; elle est une poésie dans l’espace, un langage nouveau.
PERFORMISSIMA se concentre tout particulièrement sur la scène émergente. La tâche des nouvelles générations, au printemps d’une vie, est de brûler avec tout l’élan de la jeunesse pour mieux questionner la bulle qui est en place. Devant un monde menacé d’oblitération et gouverné par ce silence collectif dans lequel il fait bon de se vautrer, chaque nouvelle génération, « héritière d’une histoire corrompue où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd’hui tout détruire mais ne savent plus convaincre, où l’intelligence s’est abaissée jusqu’à se faire la servante de la haine et de l’oppression[8] », comme le disait Albert Camus, chaque nouvelle génération, donc, sait qu’elle doit, à son tour, réveiller la précédente et la mettre en face de ses contradictions. Voilà son rôle. Voilà pourquoi elle s’empare systématiquement de l’art pour hurler sa révolte. Parce que l’art est l’outil qui, par essence, touche directement les cœurs. Et dans une sorte de course folle contre notre lent auto-anéantissement, chaque nouvel élan se fait de plus en plus libre et bruyant, dans l’espoir de nous montrer ce qui ne va pas et de nous réveiller.
Avec PERFORMISSIMA, la performance retrouve son magnétisme ardent et le Centre Wallonie-Bruxelles devient la chambre de résonnance de cette liberté d’expression. Cette mission n’est pas facile. Mais sûrement, « plus elle devient difficile, plus elle est nécessaire[9]. » Vous êtes choqués par ce que vous voyez ? Intrigués ? Révoltés ? Perplexes ? C’est bien ! Cela prouve que vous êtes toujours vivants. Alors vivez. Entrez dans le labyrinthe et répondez. Exprimez-vous. Créez. Écrivez. Adorez. Performez !
[1] Allan Kaprow, L’héritage de Jackson Pollock, 1958.
[2] Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, 1938.
[3] Redémarrage.
[4] Artiste iconoclaste qui a importé en France dans les années 1960 ce concept découvert aux États-Unis. Voir : Stéphane Renault, « Jean-Jacques Lebel, pionnier du happening et passeur d’art farouche », Télérama, 26 juin 2018.
[5] Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, 1938.
[6] Dans la mythologie grecque, les Oneiroi (« Songes ») sont des divinités personnifiant les rêves tandis que le mot « nautês », signifie « matelot ». Les Oneironautes sont donc des matelots des rêves, des explorateurs, comme les Argonautes menés par Jason étaient les matelots du navire Argos.
[7] Lire à ce sujet la préface d’Évelyne Grossman aux 50 dessins pour assassiner la magie d’Antonin Artaud, nrf Gallimard, 2004.
[8] Extrait du discours d'Albert Camus au banquet Nobel à l'hôtel de ville de Stockholm, le 10 décembre 1957. Camus parlait alors de la jeune générations à laquelle il avait lui-même appartenu.
[9] Laurent Dumas, président du conseil d’administration du Palais de Tokyo, cité dans l’article de Nicole Hamouche publié dans la revue Émile - Sciences Po Alumni, en décembre 2024.